C'est une histoire qui débute dans le sang, et comme toujours dans ce type de récit, elle finira aussi dans le sang. On appelle ça un cercle parfait, revenir exactement au point de départ, comme s'il y avait une route toute tracée, ronde et harmonieuse, les filaments du destin en carte routière sous l'asphalte dérangée de leurs vies peu ordinaire. Lancer de dés sur le tapis de la cité endolorie. Tu perds, tu gagnes puis tu recommences.

Son job commence et termine pile sur la longue ligne tracée au khôl des immenses yeux noirs d'Isallys. Du sang, elle en a plein les mains. Plein les lèvres, aussi, qu'elle s'échine pourtant à peindre dans un grenat provocateur. Quand ils terminent leurs missions, il s'astreint à ne pas trop la regarder, se dit que ce sont les vestiges d'une adrénaline assassine qui le font bander et rien d'autre. Wash, rinse, repeat.

On revient au commencement.

De la violence plein la peau.

C'est qu'il est têtu.

(Elle l'est aussi.)

***

Samedi - 21h45

Il hume l'air frais d'un crépuscule insatiable, l'esprit encore embrumé, le sommeil grignotant ses tempes subitement. Il n'a pas vraiment d'heures, n'en a jamais véritablement eu d'ailleurs. Le café n'a pas été pris, le moteur sur lequel il était penché toute la nuit durant puis encore ce matin aux aurores pas encore réparé, et elle n'est toujours pas là. « Putain de gonzesse. » Il secoue la tête, de la mauvaise foi plein la cage thoracique. Il en a à revendre quand il s'agit d'Isallys.
L'homme passe ses doigts sur le col guindé qu'il porte exceptionnellement. Il a encore un peu de répit avant de voir sa pression artérielle grimper, avant de sentir l'incandescente sensation de fiel se déverser dans ses veines. Avant qu'elle ne se sorte de chez elle. Il ferme un instant les yeux en s'adossant au pick-up, glisse ses mains dans les poches de son blouson, réprime l'inquiétude surannée qui flotte quand au retard de la belle. Il se l'imagine courant d'une pièce à une autre, les sous-vêtements épars, les gestes languides encore de l'étreinte d'une sieste bienheureuse.

Allons bon.

Darren renifle, irrité. Il fronce les sourcils, bifurque le fil de ses pensées afin de se repasser le fil des instructions du jour dans sa tête. Un job est un job. Il refuse de se préoccuper de l'impact possible, nie le mur qui se dessine à l'horizon et la boue qui englue ses roues.
Il a toujours préféré rouler de toute manière.

Isallys et lui sont mandés pour s'occuper du repérage d'un nid de vampires qui ce serait caché dans la banlieue chic d'une ville voisine. Il a revêtu ce qu'il s'imagine être l'attirail du bourgeois "relax" pour l'occasion : pantalon noir coupé à l'italienne et cravate sombre assortie, vu dans la devanture d'un magasin de Mystic Falls. Son blouson en cuir contraste violemment, la matière brillante zébrant le rendu sage. Un vrai patron de start-up ou un de ces boulot à la con qui pullulent aujourd'hui. Ça ne prendra jamais avait-il objecté lorsqu'on leur avait assigné leur tâche. En vain.

Il fronce le nez sous le désir de nicotine. Pas de cigarettes pour l'instant. L'odeur trahit. Il doit jouer le rôle d'un de ces férus de trucs healthy, histoire de se fondre dans la masse et les clopes c'est pas très bcbg. Avoir une jolie petite épouse par contre, si. Se farcir une fête cotée en prenant l'image parfaite d'un de ces multiples couples arrivistes et bien sous toute ses formes qui visite des maisons dans le coin ,aussi. Mission de merde mais mission rapide pense-t-il in petto. Regarder, prendre note, visualiser le nombre, les dérives et déguerpir. Il n'aura même pas besoin d'égrener son latin si elle se tient bien...

Un début de sourire féroce vient se nicher malgré lui au coin de sa bouche. Elle ne se tient jamais bien. Jamais. De quoi déclencher des colères noires, de quoi avoir envie de la remettre à sa place - si possible dans un lit. Il passe une main dans ses cheveux, une main pleine d'agacements inavouables, d'étirements de l'âme qu'il peine à contenir. Elle est trop douée. C'est son souci. Foutu femme. Foutu job. Foutu... il s'arrête, cille puis prend une lente inspiration.

C'est qu'il la sent avant de la voir, l'instinct viscérale quand il s'agit de son parfum et de sa présence.

C'est qu'il l'entend avant de croiser son regard, le martèlement des talons embrochant autant son cœur que le bitume de l'allée.

Il finit par tourner une attention hostile sur la silhouette volcanique, le regard lourd en marque de dégoût visible. Elle n'est pas jolie, elle est pire. L'image tourne en leitmotiv cruel dans ses iris clairs, le corps se tend. « T'es en retard. » Pas de bonjour, pas de compliments. Il n'y pense pas, tout à la panique d'une lutte inégale. Il a le pouls qui fond, le désir qui grimpe, implacable - meurtrier. Il devine sans encombre les poignards dans ces longs cheveux bruns, le venin sur ces lèvres tentatrices, un millier de morts au bord de ces longs cils. Il devine aussi que tout est pour lui.
Il refuse d'admettre qu'une part de lui l'espère.

Darren se détache du capot lustré dans un mouvement félin, la souplesse trompeuse tant elle lui fait mal physiquement - juste en se tenant face à lui.

L'œil s'obscurcit légèrement quand il glisse sur le grenat des lèvres d'Isallys. « Où sont mes manières ? » se moque-t-il dans un rictus amer. Il est poli d’ordinaire pourtant. « Comment va ma dulcinée ? » Le mot siffle, redoutable. Il a d'autres choses à dire, des sermons, des mises en garde mais il attend. Il n'est qu'un homme après tout et ignorer l'appel hypnotique d'une peau de velours lui accapare déjà présentement une bonne partie de son énergie.

Et de l'énergie, il en aura bien besoin pour cette nuit.

Qu'à cela ne tienne.

Il est prêt pour une nouvelle bataille.

(C'est un cercle sans fin.)

Il ignore délibérément l'autre qui s'évapore déjà dans le crépuscule indolent. La crispation des muscles scintille, perceptible. Les épaules se braquent et il la fusille d'un dangereux regard. Elle a cet air de chaton paresseux à qui l'on vient de tendre un bol de crème, innocent et railleur, les griffes écarlates et l'indifférence sinueuse. Lui se tient comme un violent orage d'été caché sous la promesse faussement rassurante de quelques rares nuages gris.

Durant quelques secondes, il n'y a plus rien. Rien d'autre que ce désir de se jeter à sa gorge. Pour la buter. Ou autre.

Et puis,

« Des choses ou des gars ? » crache-t-il, l'ire crépitante sur sa langue. La bile lui monte à la gorge sous les émotions nauséeuses. Ce ne sont pas ses affaires - elle aurait raison de le lui dire - et il cille lourdement, plus quant à sa propre remarque que quant à l'insolence frondeuse de la brune. Le torse se creuse, embrasé d'une colère sourde. « On baise pas deux minutes avant une mission. On fait pas attendre son collègue pour ça non plus. » Collègue. Huh. Du sel sur la plaie béante. Il va droit au but ou dans le mur - question de perspective ; refuse catégoriquement de faire des pointes et autres quadrilles autour du sujet. Il fulmine jusqu'à l'étourdissement derrière la façade stoïque, la rage en péché ultime, la jalousie qui ne s'avoue pas en étendard. Il semble la prévenir silencieusement de ne pas épiloguer. Lui-même n'ira pas plus loin de toute manière. Il a craché son venin et c'est suffisant croit-il. La pente est trop glissante et il est hors de question de finir le cou brisé au fond d'un ravin de ce genre.

(Une métaphore bien sûr)

(Quoique)

Le coffre est ouvert d'un geste terriblement sec. Il y a du désert dans sa posture, des tempêtes pleine de hargne qui fustigent derrière ses mouvements.

Garce.

Il claque sa ceinture de sécurité sans un mot, mâchoire serrée, l'effervescence sombre avant de se reprendre dans une longue inspiration tandis qu'elle se glisse à son tour, élégante et aérienne, sur le siège passager, l'attention cousu sur l'écran lumineux. Il n'a pas aimé qu'elle l’appelle mon cœur, elle l'a bien vu. Il s'est plongé dans le mot malgré lui comme une aspirine dans un verre d'eau fraiche. De tous les surnoms disponible dans le répertoire de la crétinerie amoureuse, elle en a pris le plus sanglant. Bien sûr. Les cœurs, ça s'enflamme et ça s'écrase.

« Je connais toute les routes de cet état. » se contente-t-il de répondre, taciturne. Les doigts se font arachnéens autour du volant, comme s'il prenait à témoin la voiture. Le cuir calme instantanément, être dans le véhicule, en prendre possession, le détend. Il en a toujours été ainsi, Darren y a toujours trouvé du réconfort, le contact de l'engin et du moteur ronronnant comme autant d'espaces privilégiés.
Ça au moins, il peut le contrôler à sa guise.

Il jette un œil en biais, la voit tapoter. Elle n'aurait pas le toupet d'envoyer un putain de sexto à l'Apollon sous son nez quand même ? L'homme rumine, les pointes assassines au bout des cils, les narines vibrantes d'insultes muettes. Il s'astreint à chasser les brasiers nébuleux qui l'habitent - en vain. Le temps de darder des regards virulents dans le rétroviseur intérieur puis il tourne son visage vers elle, la clé dans le contact et le tremblement de la carrosserie en mélodie souterraine. « Tu connais les règles ? » La voix est incisive, exigeante aussi. Le job d'abord. Il connait ses limites et se recentre, quitte à se faire violence. Elle se pare avec aisance d'une attitude toute professionnelle. Elle la quitte rarement en sa présence d'ailleurs et ce n'est pas plus mal. « Pose ton merdier, tu veux. » Il passe sa langue sur l'écueil ivoire de ses molaires avant de reprendre.

La sérénité ça fait un bout qu'elle s'est faite la malle quand elle est dans son périmètre mais il parvient toujours à faire bonne figure. Plus ou moins. « J'apprécie que tu viennes avec ton attirail, il vaut mieux plus que pas assez, mais, » Mais. L'émeraude danse dans ses iris, se fait prudent. Il n'a jamais rien eu à redire sur l'efficacité d'Isallys, bien au contraire. En revanche, sur les méthodes ? Ça il pourrait écrire un livre bien épais en tout petit caractère. « les instructions ont été claires. On y va, on fait notre cinéma technicolor, on prend note et on se casse. Pas de bain de sang, pas de feux d'artifices, pas de fête improvisée avec les joujoux qui sont dans tes sacs... » Il manque d'ajouter un et sur toi qu'il ravale sèchement. Elle doit porter une lame autour de la cuisse, le métal froid sur sa peau chaude, là et Dieu seul sait où encore. Sa robe est si... Le regard coule sur les jambes, s'empare ardemment des formes arabesques qui se fondent dans le cuir charnu du siège. Une fraction de seconde, rien de plus. Il lui suffit de repenser à l'autre con et à ses mains sur elle pour que le dégoût revienne, plus fort encore.

En cet instant précis, il l'exècre vraiment. Elle, l'autre, la terre entière.

Lui aussi peut-être.

Darren fronce le nez avant d'appuyer sur l'accélérateur. « On est d'accord ? » Question rhétorique. L'asphalte roule sous la vitesse. Il adore les pick-ups, on est en hauteur à l'intérieur, la tenue sûre, le confort indéniable. Des engins de raison, solides et imperturbables. Le pneu ne quitte jamais le bitume. Exactement ce qu'il lui fallait.

Il passe la seconde.

« James Lanvin. Patron d'une start-up, un truc du net qui ne veut rien dire, on s'en fout je vais pas causer boulot de toute manière ou j'improviserai, c'est pas un souci. Toi et moi, on s'est marié il y a six mois. Coup de foudre, l'évidence. On me demande je dirai poliment que j'ai eu des papillons en te voyant en maillot de bain durant un séjour à l'hôtel. » Le seul truc de crédible dans ce bordel selon lui. « Fortune familiale tout ce qu'il y a de plus honnête et sensé. L'argent pour la barraque qu'on compte se payer, on l'a déjà ou presque vu que ton père est courtier. Ça met en confiance les bourgeois de la ville et ça expliquera ton allure de chipie. » Il omet délibérément le "jolie" qui va avec et se concentre sur le vrombissement de la voiture qui lui tire agréablement le ventre. « Apparemment, il y a eu quelques disparitions dans le secteur et quelques attitudes suspectes. » Il jette un regard entendu vers Isallys à travers le rétro. Ils savent tout deux que ce sont déjà des choses suffisamment incriminantes. « Ce que l'on ignore c'est combien ils sont et depuis combien de temps. Je table sur de nouveaux arrivants. Jusqu'à présent, il n'y avait pas eu de signalements particulier dans ce coin. Si t'as vu le dossier y'a deux familles qui se sont installés là-bas en début d'année. Ça pourrait être une piste. » Le rouge du sémaphore émet des reflets troublants sur le profil soyeux de la sirène qu'il perçoit dans le coin de son œil attentif. Darren inspire lentement avant de finir par lâcher l'embrayage. Vert. « Ça ou l'un d'entre eux part en roue libre. Je ne sais pas ce qui est le pire. »

« Non je ne le veux pas. » Le contraire l'eut étonné et il arque un sourcil blasé, le regard rivé sur la route qui s'étale. Il secoue la tête, un soupir brûlant dans sa trachée. Il est à deux doigts d'exploser, les mains crispées sur le volant qui n'a pourtant rien fait. Quelle peste quand elle s'y met ! Le volume sonore augmente sensiblement dans la cage en fer comme si la proximité ne faisait qu'aggraver l'incompréhension latente, comme si à défaut de se toucher l'épiderme, les humeurs pouvaient palier à la frustration opaque.

Les mises en gardes se chevauchent, s'écrasent, s'électrisent d'inconnu. Est-elle inconsciente ? Il le lui demande, des icebergs dans la voix. Il la sait libre, fière et ne la voudrait pas autrement. Cela n'empêche pas l'agacement. « Y'a des fessées qui se perdent, sans déconner... » Murmure-t-il d'une voix revêche avant de froncer le nez.

Il prend sur lui de ne pas braquer la voiture pour s'arrêter brutalement.

Il prend sur lui de ne pas la virer de la bagnole sans autre forme de procès, de ne pas quitter lui-même le siège et de continuer à pied tant elle est insupportable.

Ils ont un planning à respecter et elle fait juste ce qu'elle sait faire de mieux se dit-il, exaspéré : lui casser les pieds - pour ne pas dire autre chose. « Non, toi, tu vas m'écouter, trésor. Pour une fois dans ta courte vie, ce serait bien. Je ne suis pas un tes cupidons du dimanche qui attend de faire le beau pour que tu glisses un sucre ou deux sur sa langue. Ce que tu bavasses là, c'est bidon de A à Z et j'ai même envie de te dire que c'est pas mon problème en fait si tu t'imagines que je vais suivre tes idées de dingo. En revanche, ramener ton joli cul intact au bercail, ça c'est mon job de sorcier. Alors je te réexplique parce que je suis un putain de saint à ce stade : on s'en tient au plan : Veni. Vidi. Parti. » Il insiste sur le dernier mot. Il peut à peine la regarder, l'attention sur la conduite malgré tout, se contente de coup d'œil dévorant à la place. « Le reste j'en ai rien à carrer. Tu rentres avec qui tu veux, le pape, la mère Michel et tous ses chats si ça te chante. » L’intonation se fait plus grave, sous cloche. « Qu'est-ce que tu veux que ça me foute. » gronde-t-il enfin. Rien. Il s'en tamponne. Il est résolu, sûr de lui dans son mensonge.

L'appellation tendre, la langue qui se fend d'impudique - et de fausse - douceur, ce "mon cœur" qu'elle lui jette à la figure dans une suave cruauté, est la goutte qui fait déborder le vase de sa patience déjà limité. Il la fusille à nouveau du regard, des kalachnikovs au fond des iris clairs, donne un coup sec d'accélérateur tandis que l'onctueuse lassitude lui sature un bref instant les sens. Le reste lui est subitement indifférent. Peu lui importe les innombrables corps dont elle se gave. Après tout, elle est suffisamment explosive pour les contenter tous se dit-il amèrement.

Ce n'est pas le sujet.

Il ralentit légèrement en traversant un patelin cossu et isolé puis réaccélère dès qu'ils reviennent sur le bitume bordé d'arbres touffus. Il a mémorisé le tracé jusqu'au point d'ancrage et ne dit plus un mot.

Une sourde appréhension qu'il tait obstinément le prend à la gorge, flotte en grésillements obscurs au fond de son ventre. Il n'aime pas parler de prémonitions mais il sait quand le lait se met à cailler, l'instinct redoutable et les sens aux aguets. Le frère d'Isallys a été une leçon redoutable qu'il n'a pas envie de réitérer. Il peut encore sentir les séquelles de ce jour, goûter encore comme un écho lointain le sel des larmes de la jeune femme sur ses lèvres, le parfum métallique du désespoir et du sang d'une bataille cruciale perdue. Des années ont passés depuis l'incident, depuis qu'il a dû arracher la brune à une violence infernale, laissant le frère en martyr du destin. Des nuits et des jours sans fin depuis qu'il l'a tenu contre lui, trop fort jusqu'à étouffer ses cris.

Il rétrograde, la boite à vitesse souple sous sa paume. C'est du passé tout ça, inutile de se noyer dans des souvenirs inutiles. Ils sont rôdés maintenant. Pourtant, rien n'y fait : la panique le saisit toujours autant à l'idée de voir le même scénario prendre à nouveau vie devant ses yeux.

Darren stagne un instant, fait appel à une magie qui lui coule dans les veines, prompte et puissante. Ce n'est pas pour l'utiliser, juste pour la sentir, bienveillante, tranquillisante, le long de son torse, puis sur le reste de son corps tendu.

Vraiment, ça ne sert à rien d'y repenser. Il a un but et rien d'autre. Et si elle doit le maudire parce qu'il se montre intransigeant sur ce genre de sujet, parce qu'il fait office de garde-du-corps présomptueux ou parce qu'il est toujours à exiger d'elle un peu plus de raison qu’elle ne peut livrer et bien soit, qu'elle le déteste.

Qu’elle le haïsse.

C’est réciproque.

La voix d'Isallys qui égrène sa nouvelle identité résonne à ses côtés. Il s'y rattache calmement, se laisse bercer par sa présence et le ronronnement de la voiture. Il y a toujours eu de la poésie sur le cadran qui affiche les kilométrages, une régularité parfaite qui subjugue. Darren appuie un peu plus fort, se laisse happer quelques précieuses secondes par le bruit du vent qui glisse comme un amant empressé sur la carrosserie offerte. Il inspire le parfum qu'Isallys dégage tout près, s'en gorge dans une horreur toute délectable. Ils sont revenus sagement, d'eux-mêmes, au sujet du jour, à cette enquête qui se profile. Alya. Alya et James. C'est bien. Un rôle. Il se dit qu'il peut tenir. Facile. « Ma main ? » Un flash d'interrogation zèbre son visage avant de comprendre et il finit par la lui tendre. Il n'y pensait plus à ce détail, trouve l'anneau confortable à son doigt à vrai dire. Elle a pris la bonne taille. Des mèches sombres viennent balayer son avant-bras tandis qu'elle se penche légèrement sur lui. Des pensées licencieuses lui vrillent les prunelles avant qu'il n'ouvre puis ferme sa main sur le volant et qu'elle ne se remette droite sur le siège. « On est plus très loin. » Ajoute-t-il sans trop y réfléchir.

 «On doit vraiment ressembler à un couple parfait et éprit d'amour. Alors les piques tu te les gardes, est-ce clair ? » Un sourire qui n'atteint pas ses yeux se dessine lentement sur son visage à la requête de la demoiselle. « Si tu étais sage, y'aurait pas de piques. » Il s'imagine qu'il doit fournir un effort néanmoins, les apparences primordiales dans ce type d'entreprise. Cela ne fait que six mois que ces deux-là sont censés être mariés.
Il ralentit imperceptiblement, observe avant de venir se garer près de nombreux autres véhicules épars. Le chemin de gravillons indique l'emplacement, les ballons et les banderoles aussi. Ils sont arrivés. Une odeur de barbecue à ciel ouvert emplit l'atmosphère quand il ouvre la porte du pick-up. Il rajuste mal le col de sa cravate, passe une main dans ses cheveux avant de venir ouvrir celle d'Isallys. Un sourire suffisant vient se nicher sur sa bouche alors qu'il tend sa main pour l'aider à en sortir. Tu vois comme je sais être galant ?lui disent tacitement ses yeux. L'amusement se fige pourtant. La sirène ondule facilement à ses côtés, élégante, prestigieuse. Il est là pourquoi déjà ? Ah oui. L'enquête. La mâchoire se durcit un bref instant. Il lui en veut encore mais ne sait plus bien pourquoi. Il se penche à son oreille. « Tu te fais avoir tu sais. » Il la toise, faussement neutre, la main frôlant à peine le creux du dos tandis qu'il la ramène sans mot vers lui. L'image parfaite nécessaire des amoureux transis en tableau épinglé sur la banlieue agitée par les festivités. « Tes gars doivent pas te faire des choses correctement. » Chuchote-t-il au-dessus d'elle. « Je vois pas comment tu pourrais tenir sur des talons de 15cm seulement quelques heures après sinon. » Il avale le "avec moi tu ne pourrais pas" inutile ici, le garde au chaud dans un coin secret de sa gorge. Il exagère, et alors ? De ses grands yeux noirs, son regard coule lentement vers les lèvres rouges. Si prés.

Des volcans, elle en a même les couleurs.

« Veni. Vidi. Parti. » Répète-t-il dans une brumeuse lenteur. Le job avant tout.

Une voix de stentor retentit et arrache Darren a sa contemplation. « Vous devez être les Lanvin! Du sang neuf, comme c'est merveilleux ! Oh regarde chérie, les Lanvin sont là ! » « Splendide. » Darren cille, la vue brouillée qui revient lentement. Focus. Il se tourne dans un sourire aimable vers l'homme qui fond sur eux. Blond, pâle, les yeux sanpaku qui vous scanne sans même s'arrêter. Darren s'avance, la main tendue. « Nous n'aurions pas manqué une fête avec ce que l'on espère être nos futurs voisins. James Lanvin. Voici mon épouse, Alya. » L'homme découvre ses canines comme si l'idée le réjouissait d'ores et déjà. « Christopher Benton. Vous avez eu du mal à trouver ? » Darren cille. Que dirait un patron de start-up ? Certainement pas qu'il connait les chemins de cet état par cœur, non... Il se fend plutôt d'un sourire éclatant. « Oh avec le GPS, on trouve toujours tout dorénavant. Et Alya est une très bonne co-pilote. Pas vrai, amour ? » Un pli fugitif d'inquiétude glisse sur le front de Darren tandis qu'ils avancent vers les festivités. Quelque chose ne va pas.

Et pour cause : il n'y a finalement pas tant de monde que ça.

Tout ce qui ne tue pas rend plus fort. C’est ce qu’on leur bassine à longueur de vie. Une belle connerie. T’es mort, t’es mort et basta. Sauf dans le cas où tu ne l’es pas et ça il en connait un sacré rayon.

Trop à son goût.

« L’éternité n’est qu’un instant comme un autre. » fait le suceur de sang. Les crocs sont à peine visibles dans leurs écrins. Darren laisse un sourire qui n’en est pas un flotter sur son visage. Les vampires sont des putains de gros romantiques fini à ses yeux. Ils l’ont toujours été. Surement un contrecoup d’une immortalité qui s’étire façon confiture sur un toast cramé. La vie rend con mais alors la mort, à ce stade, c’est quasi tout un poème de bêtise.

Darren plisse légèrement le regard, l’éclat émeraude en observation muette. Le parfum d’Isallys lui est un rappel terrestre et l’ancre tandis que la lumière éclate autour de lui. Il temporise en cillant lentement, les gestes lents autour du corps diaphane qu’elle presse à ses côtés.

Tout ce qui ne tue pas ne rend certainement pas plus fort. Les souffrances n’endurcissent jamais. Elles usent, effilent les muscles des volontés les plus coriaces, rendent l’âme vibrante, délicate, fragile. Il jette un regard vers Isallys sous l’écueil de ses longs cils. Pour toute la force qu’elle émet, pour toute l’implacable flamme qu’elle projette, il sait lui qu’elle reste hantée, marquée et contaminée par une violence sans fin qui ne trouve un repos temporaire que dans les râles de ceux qui lui tendent un peu de liqueur étoilé en cet instant même.

Il trempe ses lèvres dans le champagne onéreux sans en avaler une seule goutte.
« Que dites-vous ma chérie, quand on aime, on ne réfléchit plus. Que ne ferait-on pas pour l’amour de sa vie ? » L’épouse a une curieuse façon de les observer et Darren sait quand il fait office de fromage sur un piège à rat. Elle a des yeux comme des olives au fond d’un martini – amer et vertigineux - qui fixe dans une étrange intensité hypnotique. « N’est-ce pas James ? » Il resserre un peu son étreinte sans même s’en rendre compte, ramène la brune audacieuse dans une urgence dilatée à ses côtés. Il a toujours eu un instinct aiguisé. Ce sont les âmes qui lui parlent, les esprits qu’il écoute, tout ce qui est autre - tout ce qui n’est pas né. Un monde avant les hommes qu’il perçoit en filigrane, des flashs de lumière devant ses yeux ébahis.
Sa famille porte un sang rare, pétri d’antiques sortilèges et de savoirs oubliés. Il n’a jamais eu d’autres choix que de s’y plier.

Le mot « amour » ricoche. Elle l’a appelé comme ça aussi tantôt. Il n’est pas certain qu’ils en soient capables ni l’un ni l’autre. Des années de service au sein d’une communauté implacable les a aguerris, les fluctuations des sentiments imposées par les rondes et les humeurs se perdent sur des épidermes qui n’ont pas vraiment de valeur. Un papillon nocturne ne finit pas brûlé vif sur une ampoule incandescente par hasard. Il grille parce qu’il a trop tourné autour, fasciné, attiré malgré le danger, parce que c’est plus fort que lui. C’est tout le contraire de l’amour ce qu’ils partagent : des eaux tonitruantes qui, souterraines, se mêlent en profondeur malgré elles. Malgré eux. Ils ne se comprennent alors qu’entre les mots à défaut d’entre les lèvres.

Ces dernières ne se touchent jamais.

(Le désir accable tout.)

« Vous semblez pensif James. » Elle sourit la vampire, son époux accueillant déjà deux autres nouveaux arrivants répondant au nom de Barrow. Ils sont peu mais ils sont trop. Les Barrow ont un air de jeunes cadres dynamiques digne des magazines. De potentiels victimes de toute évidence. Il inspire sèchement en sentant Isallys frémir. L’arrivée d’autres « humains » n’étaient pas prévus. C’est une chose que de prendre note et de partir, s’en est une autre d’abandonner deux êtres chauds à un sort fatalement glacé.
Il fronce les sourcils. « J'imaginai seulement nos futurs barbecues dans le secteur. Me permettez-vous ? Je ferai volontiers le tour du parc. » Il se lève, porte à ses lèvres l’intérieur de la douce paume d’Isallys qu’il couvre d’un baiser, le regard braqué sur elle une fraction de seconde, comme pour lui faire comprendre. Peut-être est-ce inutile en soi d’ailleurs. Il est sorcier et elle est chasseuse. C’est un peu comme la mer, la forêt, la pierre ou le ciel. Des évidences qui touchent et transcendent. Aux lueurs du devoirs qui leurs incombent, leurs corps se réveillent. Leur chair se souvient et plie. Ils ont macérés depuis leurs premiers jours dans des sortilèges et des entrainements. Leurs cellules s’agitent, frémissent, se tendent. « Du calme. » Murmure-t-il à demi-mot contre la peau gracieuse.

Il possède dans sa poche de petites pierres, toute simples. Il va les laisser tomber dans une symétrie étudiée au sol tandis qu’il plaisante en compagnie de Christophe qui lui parle du voisinage, des jours de brocantes et de l’utilisation de la chaux sur les murs. « Procédé antique mais rien ne vaut la chaux vive pour neutraliser les intrus. » Darren s’avance vers les murets blancs. « Je croyais la chaux vive interdite ? » C’est une asphyxie de lumière, une blancheur écrasante qui fige toute pensée, tout espoir. « On l'utilise toujours pour les tombes voyez-vous, on asperge les pierres avec afin de tuer les mauvaises herbes. Cela se trouve facilement. Votre épouse est ravissante. » Il se tourne enfin vers la créature au sourire aussi corrosif que les murs empruntés. « Merci ? » Une pierre, puis deux. L’atmosphère se tend. « Celle du jeune Barrow aussi mais pas autant que… » « Je ne savais pas que je venais assister à un concours. » Tranche Darren en haussant un sourcil.

Un peu plus loin, il voit la silhouette élégante de sa dulcinée factice se lever précipitamment aussi.

(Il a encore la douceur nacre de sa peau contre ses lèvres.)

C’est un piège. La gueule du loup grande ouverte. Il s’aperçoit bien vite que Christopher et son épouse ne sont pas ceux qui tuent sans réfléchir mais, loin d’être innocents, ils s’en amusent parce que l’éternité vous permet de ne pas en avoir quelque chose à faire et qu’ils sont mâtins. Pas vu, pas pris. Ceux qui tuent doivent attendre leurs heures, fébriles et agitées. Ils ne sont pas encore ici mais ne vont pas tarder, il en est certain.

Il est en train de discuter à couteaux tirés quand le téléphone vibre dans sa poche. « Je reviens. » fait-il en s’excusant, le pas rapide, le teint tiré. Il sait déjà qu’elle le provoque avec ce smiley intempestif, mais il sait lire entre les lignes. Isallys ne l’appellerait jamais pour autre chose – tout du moins en reste-t-il persuadé. Elle ne le supporte pas, le vomit dans un mépris qu'il tolère uniquement parce qu'il se sent encore coupable pour le frère.

Ca ne sert à rien d'y repenser.

La haine n'empêche pas le reste. Ca ne l'empêche pas de bander quand il la voit rajuster une boucle de chaussure ou qu'elle se penche pour étudier un plan. Ca n'empêche pas d'avoir ses désirs qui lui crépitent le corps.
C’est une question de peau en vérité. Il s'en persuade. Cette peau crème constellée. Lait riche teinté de muscade, piqueté d’étincelles. Le corps est insoumis même quand elle lui tend sa main ensanglantée. Peau douce qui affole hommes ou femmes. Il l’a toujours perçu séduisante, l’attraction gourmande, la démarche ondulante. Peau vénéneuse. Peau tenace.

Il retient sa respiration avant de caresser l’épiderme et de mettre la paume sous l’eau tiède. « C'est con, à la base, je pourrais te soigner. » La proposition reste en suspens. Il n’en est pas question à vrai dire mais l’envie est là, pressante, impérieuse. La magie ne doit pas être apparente, jamais utilisée dans ce genre de circonstance et s’ils redescendent sans une seule égratignure, il sera facile pour les vampires de découvrir le pot-aux-roses.

L’œil dérive sur le cou et toutes ses pensées se bousculent dans son esprit. Il blâme la terre entière pour ce trouble constant dans lequel elle le plonge. Ce sont les poignets souples et fins entre ses doigts, la peau qui illumine, le rouge des lèvres et celui du sang. Il tâche de porter son attention sur le reste, sur la salle de bain agréable, verdoyante, du papier peint avec des perroquets sur un pan du mur. Rien n'y fait. Isallys est une brulure lente et persistante qui ne le quitte jamais vraiment.

Il cille, étourdi. Recule avant de se racler la gorge d’une toux sèche.

Frustration.

« On piétine et je le sens pas. » Souffle-t-il dans une amère brutalité. Il ouvre la pharmacie, vérifie plusieurs bocaux dans un froncement de sourcils. « J’ai envie de les défoncer. » Ajoute-t-il en dardant ses pupilles émeraudes sur le visage en cœur. - de te… - Dans un autre sens du terme. C'est ce qu'il veut dire.

Sa partenaire a un regard chaud, ardent, la provocation instinctive, la sensualité en friche. Il l’insulte copieusement dans sa tête, de la haine cordiale au bord des cils. Un rempart dérisoire. Trop frivole, trop indépendante, trop volage, trop… Elle est trop et il pense qu’il n’est pas assez pour le supporter.

Les narines frémissent et il verse un peu d’alcool sur un coton. « Ca va piquer. » La mesquinerie sillonne l’avertissement. Bien fait. Qu’est-ce qu’elle est allée mettre sa main sous les couteaux au nez de putain de vampire ? Qu’est-ce qu’elle croit à lui envoyer des sms pareils ? A être enfermée dans moins de 5m3 avec lui ?

Non. Ce dernier point ce n’est pas sa faute à elle, mais la sienne.

Il n’a juste pas envie de l’admettre.

« Je ne sais pas où… » Il frémit, aux aguets, si soudainement au son de la porte vibrant dans une trompeuse douceur à leurs côtés. Les hôtes tapent dessus, faussement prévenant. « Tout va bien ? » Voix de miel mais surtout pas d’un velours suspicieux. Ils ne les ont pas entendus grimper. Darren attire Isallys vers lui sans réfléchir et lui relève légèrement sa robe sur les cuisses avant de lui jeter un regard froid en guise de warning. Les apparences. Comme son sms. Comme leur couverture. Il la sent ondulante contre son torse, lui se presse avec horreur contre ses courbes. Il manque de s’étrangler sous la peur et la pulsion primale mais n'en fait rien. Une inspiration. Ce n’est rien. Il n’a pas envie d’elle. Et c'est pas le moment. Les doigts cherchent le loquet et ouvre alors qu’il se détache de l'étreinte fugace, un peu penaud. Il est bon acteur quand il le veut bien. « Ah nous avons pris un peu de temps, veuillez nous excuser… » L’épouse passe d'Isallys à Darren puis descend sur l’état de la robe de la brune incendiaire. Un sourire complice s’installe. « De jeunes mariés… évidemment. » Ils se mettent à rire avant d’esquisser un clin d’œil. « Prenez votre temps, nous vous attendons en bas. » « Tu les as dérangés, je t’avais dit qu’ils allaient bien. » Christopher laisse trainer un regard gourmand avant de suivre son épouse vers le bas, des chuchotements couleur chlore en parfum derrière eux.

Du chlore ?

Darren referme la porte avant de s’y adosser.

Il expire lentement.

Sa main vient pour rajuster la robe qu’il a malmenée mais les doigts se recroquevillent et il ne termine pas son geste. Incapable de la toucher. « Arrange-toi. On prend encore quelques notes et on file. » Quelque chose leur échappe.

Darren pense que c’est sa raison.